Paul aux Colossiens 1, 20
« Vous le reconnaîtrez à ce signe : un nouveau né emmailloté, couché dans une mangeoire ! »
Ce signe pour les bergers… pour Nous encore, ici, le même, parce que Jésus, en son humanité, nous dit quelque chose de définitif. Les années ont pu passer. La vie publique est arrivée, et finalement cet autre emmaillotement dans son linceul, et cette autre couche dans le froid du sépulcre… à y regarder de près, le signe reste le même.
La merveille de Dieu pour nous, la merveille de l’homme pour Dieu, c’est ce petit enfant emmailloté, couché, lié, livré, abandonné !
[…] Et voilà précisément que sur ce berceau d’un nouveau-né, tout abandonné, est proclamée la Bonne Nouvelle de la paix pour les hommes que Dieu aime, les hommes de sa bienveillance, de son bon vouloir ! Paix aux hommes qui s’abandonnent à l’amour de Dieu à la façon de Celui-là, « le Fils de complaisance ».
Cela veut dire :
que l’humanité a désormais un visage pour Dieu, celui de ce tout petit enfant, si dépendant en tout, et librement offert pour le demeurer – stade spirituel qui ne saurait être dépassé ; celui où l’Esprit peut nous murmurer sans aucune retenue : Abba ! Père ! […]
que Dieu prend aussi un autre visage pour l’homme : non plus le Tout-Puissant qui s’impose de haut, de loin, mais ce Dieu qui s’abandonne, faible, dépendant, livré au bon vouloir d’une mère, d’une famille, et aussi aux caprices d’un peuple. En Dieu, le Fils n’est que cela entre les mains du Père. Et c’est cela qu’il vient vivre entre nos mains… pour que nous entrions en correspondance de cœur avec Dieu par la petite voie de Noël, celle de l’abandon amoureux au quotidien de l’Éternel… une petite voie pour nous, ici, maintenant !
Bienheureux Christian de Chergé,
extraits de l’homélie pour la messe de minuit, le 24 décembre 1994
Méditation de frère Aloïs, prieur de Taizé
Et si le temps de l’Avent venait renouveler l’espérance en nous ? Non pas un optimisme facile qui ferme les yeux sur la réalité, mais cette espérance forte qui jette l’ancre en Dieu et qui permet de vivre pleinement dans l’aujourd’hui.
L’année chrétienne commence par l’Avent, le temps de l’attente. Pourquoi ? Pour nous révéler à nous-mêmes l’aspiration qui nous habite et pour la creuser : le désir d’un absolu, vers lequel chacun tend de tout son être, corps, âme, intelligence, la soif d’amour qui brûle en chacun, du nourrisson jusqu’à la personne âgée, et que même l’intimité humaine la plus grande ne peut pas entièrement apaiser.
Cette attente, nous la ressentons souvent comme un manque ou un vide difficile à assumer. Mais loin d’être une anomalie, elle fait partie de notre personne. Elle est un don, elle nous conduit à nous ouvrir nous-mêmes, elle oriente toute notre personne vers Dieu.
Osons croire que le vide peut être habité par Dieu et que déjà nous pouvons vivre l’attente avec joie. Saint Augustin nous y aide quand il écrit : « Toute la vie du chrétien est un saint désir. Dieu, en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l’âme ; en étendant l’âme, il la rend capable de recevoir… Si tu désires voir Dieu, tu as déjà la foi. »
Frère Roger aimait cette pensée d’Augustin et c’est dans cet esprit qu’il priait : « Dieu qui nous aimes, quand nous avons le désir d’accueillir ton amour, ce simple désir est déjà le commencement d’une foi toute humble. Peu à peu au tréfonds de notre âme s’allume une flamme. Elle peut être toute fragile mais elle brûle toujours. »
La Bible met en valeur le long cheminement du peuple d’Israël et montre comment Dieu a lentement préparé la venue du Christ. Ce qui est passionnant dans la Bible, c’est qu’elle raconte toute l’histoire de l’amour entre Dieu et l’humanité. Cela commence par la fraîcheur d’un premier amour, puis viennent les limites et même les infidélités. Mais Dieu ne se fatigue pas d’aimer, il cherche toujours son peuple. En fait, la Bible est l’histoire de la fidélité de Dieu. « Une femme oublie-t-elle son petit enfant ? Même s’il y en avait une qui oubliait, moi je ne t’oublierai pas. » (Is 49.15)
Lire cette longue histoire peut éveiller en nous le sens des lentes maturations. Parfois nous voudrions tout, tout de suite, sans voir la valeur du temps du mûrissement ! Mais les psaumes nous ouvrent une autre perspective : « Mes temps sont dans ta main, Seigneur. » (Ps. 31.16)
Savoir attendre … Etre là, simplement, gratuitement. Se mettre à genoux pour reconnaître, même avec le corps, que Dieu agit tout autrement que nous l’imaginions. Ouvrir les mains, en signe d’accueil. La réponse de Dieu nous surprendra toujours. En nous préparant à Noël, l’Avent nous prépare à l’accueillir.
Même si nous n’arrivons pas toujours à exprimer notre désir intérieur par des paroles, faire silence est déjà l’expression d’une ouverture à Dieu. Pendant cette période de l’Avent, nous nous rappelons que Dieu lui-même est venu, à Bethléem, dans un grand silence.
Le vitrail de l’Annonciation, qui se trouve dans l’église de Taizé, fait voir la Vierge Marie toute recueillie et disponible, elle se tient en silence dans l’attente que se réalise la promesse de l’ange de Dieu.
Comme la longue histoire qui a précédé le Christ a été le prélude à sa venue sur la terre, de même l’Avent permet pour nous chaque année une ouverture progressive à la présence du Christ en nous. Jésus discerne notre attente comme il a discerné un jour celle de Zachée. Et comme à lui, il nous dit : « Il me faut aujourd’hui demeurer chez toi. » (Luc 19.5)
Laissons naître en nous la joie de Zachée. Alors nos cœurs comme le sien s’ouvriront aux autres. Lui décide de donner la moitié de ses biens aux pauvres. Nous, aujourd’hui, nous savons qu’une grande part de l’humanité a soif d’un minimum de bien-être matériel, de justice, de paix. Pendant le temps de l’Avent, y a-t-il des solidarités que nous pouvons assumer dans notre vie ?
Les textes qui sont lus dans la liturgie pendant l’Avent expriment comme un rêve de paix universelle : « grande paix jusqu’à la fin des lunes » (Ps 72,7), « une paix sans fin » (Is 9,6), une terre où « le loup habite avec l’agneau » et où il n’y a plus de violence (Is 11,1-9).
Ce sont des textes poétiques mais ils réveillent en nous une ardeur. Et nous voyons que « la paix sur la terre » peut germer dans des réconciliations qui s’accomplissent, dans la confiance que les uns retrouvent avec les autres. La confiance est comme un petit grain de moutarde qui va croître et, peu à peu, devenir le grand arbre du règne de Dieu où s’étend une « paix sans fin ». La confiance sur la terre est un humble début de la paix.
Méditation d’Olivier Clément
parue dans Le Christ est ressuscité. Propos sur les fêtes chrétiennes, Desclée de Brouwer, 2000
« Les choses saintes sont aux saints », dit la liturgie byzantine avant la communion. Et le chœur répond « Un seul est saint, Jésus Christ… » Un seul est saint : mais tous ceux que l’eucharistie intègre au corps du Christ participent à cette sainteté. Tout être humain, créé à l’image de Dieu, participe à cette sainteté. Un arbre, une pierre, autant de paroles du Verbe, y participent à leur manière. L’Église déborde ses limites canoniques pour préserver et approfondir à l’infini cette sainteté, celle de l’existence universelle que porte et pénètre l’Esprit.
Dans le christianisme primitif, toute communauté était nommée « église des saints », une communion (caritas, agapè) de sauvés-sauveurs appelés à prier, témoigner, servir pour que se manifeste, en tout être et en toute chose, la Résurrection. Car la sainteté, c’est la vie enfin libérée de la mort.
Peu à peu, on s’est rendu compte que certains étaient de meilleurs témoins. Les martyrs d’abord, et il y en eut tant au IIIe siècle et au début du IVe que l’Église syrienne (qui fut longtemps le moteur et le modèle du monde chrétien) institua une fête de tous les martyrs. Plus tard, à Rome, le Panthéon, temple de tous les dieux, le devint de tous ces témoins : rigoureuse coupole où s’exprime la vieille pietas romaine avec, à son sommet, une ouverture par où l’on voit l’azur, parfois un oiseau… En Orient, vers la même époque, on consacra à tous les saints, fort logiquement, le dimanche qui suit la Pentecôte. En Occident, après bien des variantes locales, la fête fut fixée, en 835, au 1er novembre. Or, ce moment était déjà chez les Celtes fête de tous les morts. Ce crépuscule de l’année convenait, pensaient-ils, à la célébration de ces voyageurs d’inter-mondes. Le coup de génie de l’Occident chrétien, c’est d’avoir placé la Toussaint avant ce « jour des morts », d’avoir mis en avant des morts, et les entraînant dans leur sillage, les saints, ceux qui savent qu’il n’y a plus de mort dans le Ressuscité. Car il s’interpose à jamais entre le néant et nous, il entraîne les morts dans l’immense fleuve de vie de la communion des saints.
Aujourd’hui, dans la société sécularisée, où l’on voit peu mourir, où l’on ne connaît quelques figures de sainteté que déformées par les médias, ou bien cette fête, chez les jeunes surtout, est oubliée, ou bien le jour des morts absorbe et gomme la Toussaint. On se rend encore dans les cimetières, on nettoie les tombes, on dépose sur elles des chrysanthèmes. La plupart ne prient pas, ils ne savent plus ; cependant il y a un silence, un recueillement où se brouille la
limite entre la mort et la vie, comme chez les Celtes d’autrefois. Nous qui tentons d’être chrétiens, nous devrions rendre tout son sens à la Toussaint, pour qu’elle embrasse, pour qu’elle embrase le jour des morts. Jésus a dit : « Je suis la résurrection et la vie » (Jn 11, 25) : vers lui les saints ouvrent la voie, eux qui, le sachant ou non, se sont ici-bas identifiés au seul Vivant. Le sachant, comme saint Paul qui disait : « Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 12). Ou ne le sachant pas, comme tous ceux qui ont donné au plus petit nourriture, vêtement, maison, amitié, et par là les ont donnés au Christ (Mt 25, 37-40).
Il y a beaucoup plus de saints que nous n’imaginons. Certains, certes, sont reconnus, on sait et c’est pourquoi on se confie à leurs prières – qu’ils font en quelque sorte circuler l’amour dans le Corps du Christ et, sans doute, dans le monde entier devenu secrètement eucharistie. Mais il nous arrive aussi, lorsque nous prions pour un homme ou une femme qui vient de nous quitter, de lui demander de prier pour nous. La sainteté est aussi dans la communion, il faut donner la main, disait Péguy, c’est la vision englobante de l’Église ancienne, « Église des saints », qui revient. Oui, la sainteté, authentifiée, d’un individu extraordinaire, sur la tombe duquel se produisent des miracles, nous importe peut-être moins, me semble-t-il, que la communion des saints, une communion ouverte qui sanctifie l’humanité et l’univers. Il y a beaucoup de saints inconnus, parfois incongrus, dont la bonté désintéressée, la force calme, laprésence rassurante et joyeuse, l’humble capacité non seulement de servir mais de créer font, si j’ose dire, des ravaudeurs de l’existence universelle, sans cesse déchirée par les puissances perverses du néant. Il faudra bien que l’Église se décide, oh ! non pas à canoniser, mais à ouvrir les yeux, à nous ouvrir les yeux sur la sainteté vivante, créatrice, trouée de ténèbres, trouant les ténèbres, des faiseurs de justice, de paix, de beauté – tous ces très ordinaires « chevaliers de la foi », pour parler comme Kierkegaard –, tous ces héros aussi de l’humaine grandeur, un Rembrandt, un Dostoïevski, ou cette Simone Weil qui pensait que la plus grande grâce est de savoir vraiment que les autres existent…
La Toussaint ouvre nos yeux sur la sainteté secrète de chaque personne, voire sur la sainteté de la terre – et c’est pourquoi nous aimons le « Cantiques des créatures » de saint François. La Toussaint, précédant, illuminant, le jour des morts, nous rappelle que le Christ ne cesse de vaincre la mort et l’enfer. Un moine de l’Athos disait au starets Silouane que tant qu’une âme, se murant dans son refus, serait en enfer, le Christ y serait avec elle, et tous les sauvés, priant avec lui qu’elle s’ouvre à l’universelle, à l’éternelle « Tous-Saints ».